Avec ses ruines colossales, sa profusion de palais, de coupoles et d’églises entre lesquels circulaient (ou se trouvait coincé) le flot des voitures, ça faisait penser aux ossements de quelque monstre prédateur d’une espèce disparue depuis longtemps et dont une armée d’insectes à carapace s’acharnait à ronger ce qui pouvait encore rester de chair accrochée a ces falaises de pierre, ces arcades, ces thermes, ces dômes boursouflés et creux. Comme l’accumulation (les cyclopéens et ambitieux entassements d’architraves, de frontons, de corniches, de volutes, de trophées, de baldaquins, de pietàs et d’angelots dorés) laissée derrière elles par de successives dynasties de personnages aux mêmes visages pensifs, glabres et impitoyables sculptés dans le marbre, couronnés de lauriers, de tiares ou de chapeaux de cardinaux.
et soudain, au-dehors, sans un éclair ni quelque grondement annonciateur, d’un coup, la pluie tropicale se mit à tomber : non pas ce grignotement ou même ces crépitements dont un orage fouette parfois les vitres, mais diluvienne, primitive, verticale, aveugle, avec un bruit majestueux de cataclysme et de désastre, semblable à quelque chose comme un réseau liquide qui, en quelques secondes, allait transformer les chaussées défoncées en lacs, en rivières…
L’air immobile a cette tiédeur pour ainsi dire intestinale, charnelle, caractéristique de l’Inde, chargée de ces imprécises senteurs à la fois végétales et animales qui, le matin, avant l’étouffante fournaise de l’après-midi, semblent suspendues comme de légères exhalations d’herbes, d’essences et d’espèces inconnues.
Dans les ténèbres viscérales de quelques ventre, de quelque matrice originelle aux lourdes senteurs de fleurs inconnues, aux noms inconnus, qui en pourrissant exhalaient un entêtant et subtil parfum de décomposition et de mort s’était dressée pour les accueillir la matérialisation même, insolite, vaguement menaçante, de ce continent lui-même fabuleux…
(Claude Simon, Le jardin des plantes)