Bach / Busoni

Tout bruit était alors renvoyé au néant silencieux : le raclement sourd du fauteuil traîné sur le sol, le grattement de la plume sur le papier, le tintement de l’encrier où elle retournait régulièrement chercher son encre. Un chant grave bourdonnait parfois dans la gorge du maître pour matérialiser la mélodie à l’épreuve du souffle. Le feu craquait dans le poêle ou la cheminée comme pour battre une mesure indé­cise. Il n’y avait pas de pendule.

[Armand Farrachi, Bach, dernière fugue, coll. L’un et l’autre, Gallimard 2004]

Armand Farrachi – Bach, dernière fugue

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Parfois, le monde entier lui apparaissait en forme de fugue : la façade d’un immeuble qu’une autre imite et multiplie dans la perspective de la rue ; le sujet d’un écho de fanfare, la réponse d’un carillon, le stretto  du vent dans les feuillages ; le pas des chevaux et le rythme des roues en voiture ; la conversation dont les thèmes vont, viennent, reviennent et se mêlent ; les couleurs des vitraux tournant selon l’heure dans les églises, la spirale des coquilles et celle des escaliers, les arêtes des cristaux, les rides de la neige ou du sable lorsqu’il vente, les feuilles décharnées, la ramification des troncs… Il s’intéressait moins à la matérialité des objets et des faits qu’à leur formule ou à leur signe : la réalité offre-t-elle rien d’aussi parfait que la musique, qui rend sonore l’ordre de l’univers ? (p.8)

Car le monde, par la grâce de la musique et jusque dans ses plus modestes manifestations, peut également être perpétuel sujet de joie et d’éblouissement, comme soudain lorsqu’on voit sur la table du repas, de gauche à droite, un petit verre, un grand verre, une bouteille, un grand verre, un petit verre, et que la Providence dans sa bonté a disposé ces objets sous la forme A B C B A c’est-à-dire de façon cyclique ou symétrique comme les deux parties du transept flanquent la nef ou les deux bras de la croix, si bien que les deux thèmes se développeraient autour d’une section centrale plus longue et que la meilleure façon d’exalter cette forme pour la ramener à elle-même dans le da capo serait d’inverser le thème final par mouvement contraire pour l’accrocher au retour du thème initial, et dans sa hâte Bach retourne le grand verre de droite sur la nappe de façon à orienter le pied vers le plafond, ce qui fait taire les conversations de toute la famille, anxieuse d’une explication. Mais, indifférent à la surprise qu’il provoque sans la voir – comment n’y a-t-il pas pensé plus tôt ? – voici déjà qu’il oublie son assiette et la faim et qu’il brûle de courir au grenier pour étudier la disposition de la charpente et comment transposer musicalement de sorte que tous les thèmes concourent à l’harmonie de l’ensemble, chef d’oeuvre manifeste des diverses parties en vue de constituer un tout qui apparaîtra mieux que jamais sous l’angle de l’équilibre et de l’unité comme les chevrons et les fermes s’organisent en toit… (pp. 51-52)

(Armand Farrachi, Bach, dernière fugue, coll. L’un et l’autre, Gallimard 2004)