du  bon  usage de  la  décapitation | pierre guyotat

Vendredi Saint mille neuf cent quatre-vingt, Italie, Ombrie, ruines romaines de Carsulae, près Terni ville  natale  de Tacite. Le Livre, Histoires de Samora Machel fraîchement achevés. Cinq dures nuits à ciel ouvert dans la  boue glacée des  Abbruzes. Pain, huile, sel. À nouveau, comme après chaque livre, cette force qui me pousse, au risque d’y perdre la  raison ou la  vie, à retourner dans l’un des  lieux possibles  de sa genèse pour le pétrifier, le dessécher, le  stériliser, le rendre inutilisable à jamais pour un  livre nouveau. Moi donc, abandonné des  hommes et de Dieu, voyant tout mais n’étant vu de rien. Un  compagnon  : mon double, jeune  archéologue iroquois.

Troisième heure de l’après-midi : le sang se retire de toutes mes veines. Une fois de plus, dans ces années si lourdes, le Poids du Monde sur ma nuque. Où en finir ? Où, comment disparaître sans laisser de traces ni dans la terre ni dans la mémoire des plus proches ? Par pitié, que je trouve le  lieu du monde le  plus originel, le plus vierge pour m’y faire disparaître en beauté ! Ce lieu n’existe pas. Serait-ce le giron du Créateur ? Pour y sauter dedans, au plus vite, où, comment, pour quoi, par qui me faire martyriser ?

Lâchant là le ruban décamètre avec quoi j’aide l’autre à mesurer la ruine de cet espace latin dont neuf mois auparavant je mesurais encore en métrique poétique la monumentalité sexuelle métaphysique en vie, je précipite ce qui me tient lieu de corps, son nimbe peut-être déjà, vers la limite paléochrétienne du champ de fouilles…

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Venerdì Santo millenovecentottanta, Italia, Umbria, rovine romane di Carsulae, vicino a Terni, città natale di Tacito. Il libro, Histoires de Samora Machel, appena finito. Cinque notti dure a cielo aperto nel fango ghiacciato degli Abruzzi. Pane, olio, sale. Ancora una volta, come dopo ogni libro, questa forza che mi spinge, a rischio di perdere la ragione o la vita, a ritornare in uno dei possibili luoghi della sua genesi per pietrificarlo, disseccarlo, sterilizzarlo, renderlo per sempre inutilizzabile per un nuovo libro. Io, allora, abbandonato dagli uomini e da Dio, vedo tutto ma non sono visto da nulla e da nessuno. Un compagno: il mio sosia, un giovane archeologo irochese.

Ora terza del pomeriggio: il sangue si ritira da tutte le mie vene. Una volta di più, in questi anni difficili, il Peso del Mondo sulla mia nuca. Come finirla? Dove, come sparire senza lasciare tracce né nella terra né nella memoria di chi mi è più vicino? Per pietà, che io possa trovare il luogo più originale e più vergine del mondo per scomparirvi in bellezza! Questo posto non esiste. Potrebbe essere  il grembo del Creatore? Per saltarvi dentro, il più rapidamente possibile, dove, come, per cosa, da chi farmi martirizzare?

Lasciando lì il nastro decametrico con cui aiuto l’altro a misurare la rovina di questo spazio latino del quale nove mesi prima misuravo ancora in metrica poetica la monumentalità sessuale e metafisica ancora viva, faccio precipitare ciò che fa le veci del mio corpo, forse già la sua aureola, verso il limite paleocristiano del campo di scavo…

 (Pierre Guyotat, Divers, Les belles lettres 2019)

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